Auteur : L. Lebreton

Les aminosides injectables, utilisés notamment en contexte de soins intensifs ou de résistances bactériennes sévères, sont des antibiotiques efficaces mais potentiellement toxiques. Ils sont notamment susceptibles de provoquer une néphrotoxicité et une ototoxicité en cas de surdosage, ce qui implique un suivi thérapeutique pharmacologique (STP) rigoureux. L’ototoxicité induite peut entraîner une surdité irréversible, ce qui fait de la recherche de ce risque un enjeu majeur, notamment en pédiatrie. Chez certains patients, des variations pharmacogénétiques du gène MT-RNR1 augmentent fortement le risque d’ototoxicité liée aux aminosides. Nous décrivons dans cet article ces marqueurs génétiques et les niveaux de preuve associés. Nous abordons également les situations cliniques dans lesquelles leur recherche pourrait être utile à la prise en charge des patients.

 

Mécanisme d’action des aminosides

Les aminosides agissent en inhibant la synthèse des protéines bactériennes. Ils se fixent de manière spécifique sur l’ARN ribosomique (ARNr) 16S, situé dans la petite sous-unité 30S du ribosome bactérien, ce qui bloque l’élongation de la chaîne peptidique. Cet effet conduit à la production de protéines anormales et à la mort cellulaire (effet bactéricide). Cette affinité pour l’ARNr 16S explique leur efficacité mais également leur toxicité potentielle, notamment en cas de similitude structurelle avec l’ARNr mitochondrial humain, comme c’est le cas avec les mutations du gène MT-RNR1. Les molécules les plus utilisées par voie injectable sont l’amikacine, la gentamicine et la tobramycine.

 

Gène MT-RNR1 et variations pharmacogénétiques associées à l’ototoxicité

Au début des années 1990, une équipe de Shanghai a publié l’analyse d’une cinquantaine de cas familiaux pour lesquels une transmission maternelle d’ototoxicité induite par les aminosides (OIA) avait été observée [1]. Peu de temps après, une variation du gène MT-RNR1, située sur le génome mitochondrial, a été associée à ce risque accru d’ototoxicité [2]. Le gène MT-RNR1 code pour l’ARNr 12S, un composant de la petite sous-unité du ribosome mitochondrial humain. Cette structure assure la traduction des ARN messagers codés par l’ADN mitochondrial. Les gènes du génome mitochondrial sont transmis exclusivement par la mère, car seules ses gamètes fournissent les mitochondries à l’embryon. Le développement des techniques d’analyses génétiques a permis de caractériser le gène MT-RNR1 et d’identifier les variations génétiques associées à l’OIA. Trois positions présentent actuellement un niveau de preuve significatif et portent les nomenclatures suivantes : m.1555A>G, m.1494C>T et m.1095T>C. Le mécanisme physiopathologique des variations m.1555A>G et m.1494C>T a été en partie élucidé. Ces variations entraînent une modification conformationnelle de l’ARNr 12S, augmentant son affinité pour les aminosides [3]. En effet, l’ARNr 12S muté adopte une structure proche de celle de l’ARNr 16S bactérien, cible naturelle des aminosides (figure). Parmi les 3, la variation m.1555A>G est la plus fréquente et la mieux documentée dans la littérature scientifique [4, 5]. La prévalence de ces variations en population générale varie de 1 pour 1 000 (m.1555A>G) à 1-10 pour 10 000 (m.1494C>T et m.1095T>C). La pénétrance de ces variations se définit par le taux d’OIA au regard du nombre de patients porteurs et exposés aux aminosides. Parmi les 3 variations, la pénétrance la plus élevée est attribuée à m.1555A>G avec un chiffre de surdité après l’administration d’un aminoside proche de 100 % d’après une méta-analyse [6]. La variation m.1494C>T aurait une pénétrance de l’ordre de 40 %, tandis que celle de m.1095T>C n’est pas encore définie du fait d’un nombre de familles décrites trop restreint. Par ailleurs, les variations mitochondriales peuvent survenir à différents niveaux de fréquence allélique, ce que l’on appelle l’hétéroplasmie. En effet, le gamète maternel transmet un certain nombre de mitochondries à l’œuf fécondé, chacune contenant une version du génome mitochondrial. Il est possible que seule une partie de ces mitochondries soient porteuses d’une variation de susceptibilité. De plus, des mutations dites de novo peuvent survenir après la fécondation. Il n’existe pas de données corrélant le degré d’hétéroplasmie au risque d’OIA. Enfin, chez les porteurs de variations du gène MT-RNR1, l’OIA ne dépend pas de la dose d’aminosides administrée et peut survenir dès la 1re injection. En conséquence, le STP ne permet pas de prévenir ce risque, qui ne peut être évité que par une détection génétique préalable et une substitution thérapeutique adaptée.

 

Situations cliniques et indications de la recherche de susceptibilité

La possibilité de rechercher une susceptibilité à l’OIA dépend à la fois du contexte clinique et des modalités pratiques d’analyse. Plusieurs situations peuvent être distinguées. Lorsque l’administration d’aminosides peut être anticipée, des analyses moléculaires classiques peuvent être réalisées en laboratoire de biologie médicale (LBM) pour rechercher les variations du gène MT-RNR1 avant la 1re injection. C’est notamment le cas dans certaines maladies pulmonaires chroniques, comme la tuberculose multirésistante ou la mucoviscidose avec colonisation à Pseudomonas aeruginosa résistant aux antibiotiques. Ces analyses sont encadrées par une réglementation stricte : les LBM doivent être accrédités selon la norme ISO 15189, et les biologistes médicaux en charge de la validation doivent disposer d’un agrément en génétique constitutionnelle délivré par l’Agence de la biomédecine. En contexte aigu, notamment en néonatologie où les aminosides sont administrés en urgence pour couvrir un large spectre bactérien, les délais d’analyse classiques sont incompatibles avec la rapidité requise. En effet, les étapes techniques (extraction d’ADN, analyses en séries) ne permettent pas d’obtenir un résultat en temps réel. Pour répondre à ce besoin, une technique rapide de biologie délocalisée commercialisée par la société Genedrive© a été récemment approuvée par le National Institute for Health and Clinical Excellence (équivalent britannique de la Haute Autorité de santé) pour un usage en néonatologie. D’après l’étude pilote “Pharmacogenetics to Avoid Loss of Hearing” [7], ce test permet de détecter la variation m.1555A>G en 30 minutes avec une sensibilité de 100 % malgré quelques faux positifs (5/424). Il est conçu pour être réalisé au lit du patient à partir d’un prélèvement jugal. Ce type de test n’est pas encore disponible en France en 2025. Sa commercialisation nécessitera une évaluation par les autorités sanitaires, notamment via le référentiel des actes innovants hors nomenclature (RIHN 2.0) qui est le nouveau système d’évaluation des actes innovants géré par la HAS. En cas de survenue d’une ototoxicité malgré un STP rigoureux, la recherche a posteriori d’une variation MT-RNR1 peut en expliquer la cause. Cette démarche permet d’adapter les traitements futurs et d’envisager un dépistage familial comme détaillé ci-dessous. Dans le cadre d’une analyse familiale, la recherche ciblée d’une variation du gène MT-RNR1 chez les apparentés d’un sujet porteur peut être pertinente. En raison de l’usage fréquent des aminosides en milieu hospitalier, cette démarche permet d’identifier les sujets à risque avant toute exposition et d’adapter les choix thérapeutiques en conséquence. Ces analyses doivent être réalisées dans le cadre d’un conseil génétique, en tenant compte du mode de transmission exclusivement maternel des variants mitochondriaux.

 

Recommandations de sociétés savantes

Les recommandations internationales (Clinical Pharmacogenetics Implementation Consortium (CPIC), 2021 [7]) et francophones (Réseau francophone de pharmacogénétique (RNPGx), 2024 [5]) convergent pour recommander un test préthérapeutique des 3 variations majeures (m.1555A>G, m.1494C>T, m.1095T>C) avant toute administration d’aminosides lorsque cela est possible d’un point de vue thérapeutique. Ces recommandations valent même en cas d’hétéroplasmie faible, et incluent la proposition d’un conseil génétique familial en cas de portage confirmé.

Conclusion

Ainsi, la recherche de variations du gène MT-RNR1 s’intègre désormais dans une approche de médecine personnalisée, permettant d’anticiper un effet indésirable grave et irréversible. Qu’elle soit réalisée en contexte planifié, en situation d’urgence ou dans le cadre d’un dépistage familial, cette analyse constitue un levier important pour sécuriser l’utilisation des aminosides et adapter précocement la stratégie thérapeutique. À l’avenir, la diffusion de cette analyse dans la pratique clinique devrait être favorisée par les avancées technologiques (tests rapides, automatisation) et scientifiques (découverte de nouveaux marqueurs de susceptibilité sur MT-RNR1 ou d’autres gènes impliqués). L’intégration systématique de la pharmacogénétique dans les stratégies d’antibiothérapie pourrait contribuer à une personnalisation accrue des traitements et à la réduction des effets indésirables graves.

 

Points forts

» Les variations du gène MT-RNR1 (m.1555A>G, m.1494C>T et m.1095T>C) augmentent le risque d’ototoxicité après l’administration d’aminosides, en particulier m.1555A>G (100 % de pénétrance).
» La prévalence des 3 variations en population générale varie de 1/1 000 à 1-10/10 000.
» La détection d’une de ces 3 variations doit conduire à envisager une alternative thérapeutique, indépendamment du niveau d’hétéroplasmie.
» L’analyse est possible en laboratoire pour les situations anticipées (infections chroniques, dépistage familial, ototoxicité inexpliquée), mais nécessitera le développement de tests rapides en contexte aigu.
» Il est recommandé de rechercher ces variations avant l’administration, car la toxicité n’est pas dose-dépendante.
» Ces variations se transmettent par la lignée maternelle.

 

Références bibliographiques

1. Hu DN et al. Genetic aspects of antibiotic induced deafness: mitochondrial inheritance. J Med Genet 1991;28(2):79-83.
2. Fischel-Ghodsian N et al. Mitochondrial ribosomal RNA gene mutation in a patient with sporadic aminoglycoside ototoxicity. Am J Otolaryngol 1993;14(6):399-403.
3. Hobbie S et al. Genetic analysis of interactions with eukaryotic rRNA identify the mitoribosome as target in aminoglycoside ototoxicity. Proc Natl Acad Sci U S A 2008;105(52):20888-93.
4. Lebreton L et al. [Pharmacogenetics of aminoglycoside ototoxicity: State of knowledge and practices – Recommendations of the Francophone Network of Pharmacogenetics (RNPGx)]. Therapie 2024;79(6):709-17.
5. McDermott JH et al. Clinical pharmacogenetics implementation consortium guideline for the use of aminoglycosides based on MT-RNR1 genotype. Clin Pharmacol Ther 2022;111(2):366-72.
6. Gaafar D et al. Pharmacogenetics of aminoglycoside-related ototoxicity: a systematic review. J Antimicrob Chemother 2024;79(7):1508-28.
7. McDermott JH et al.; PALOH Study Team. Rapid point-of-care genotyping to avoid aminoglycoside-induced ototoxicity in neonatal intensive care. JAMA Pediatr 2022;176(5):486-92.

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